Je ressors de mes cartons un article rédigé il y a déjà un certain temps – en 2020 pour être précise – alors que je faisais mes études. Cela faisait déjà un certain temps que j’avais envie de parler du jeu-vidéo Hellblade, mais, loi du moindre effort oblige, pourquoi partir de zéro à ce sujet alors que j’avais déjà cet article complet dans mes tiroirs (qui en plus avait obtenu l’approbation de ma professeure à l’époque) ? J’espère qu’il vous plaira.
LE JEU VIDEO COMME NOUVEL ART TOTAL
Hellblade : Senua’s sacrifice est un « triple A indépendant » développé par le studio Ninja Theory, scénarisé et réalisé par Tameem Antoniades, sorti en 2017 sur Windows et PlayStation 4, en 2018 sur Xbox One et en 2019 sur Nintendo Switch. On y incarne une guerrière picte, Senua, hantée par des visions et des voix, qui se rend dans l’enfer des guerriers vikings, Hel, afin d’y marchander avec la géante Hela pour le retour de son amant Dillion, sacrifié aux dieux par les nordiques.
Qu’est-ce que l’art ?
Nombreux sont ceux qui remettent en cause le jeu vidéo comme discipline artistique, la plupart du temps en invoquant son aspect commercial. Pourtant de grands artistes contemporains, dans des disciplines reconnues comme arts, telle la peinture ou le cinéma (il y a encore quelques dizaines d’années, celui-ci n’était pas non plus reconnu) vendent des œuvres pour des centaines de milliers d’euros, voire des millions, sans que cela ne remette en cause leur statut d’artiste. Le jeu vidéo suit la même lancée que le cinéma en son temps : d’abord réservé à un public de niche, il s’est élargi et a diversifié ses sujets et ses propos. Tous les films sont-ils des œuvres d’art ? Tous les jeux vidéos sont ils destinés à être considérés comme un produit uniquement commercial ? La question mérite d’être posée mais nécessiterait qu’il existe un consensus scientifique autour de la notion d’art. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. En l’absence de définition claire, qui ne soit pas choisie pour arranger les défenseurs d’un art « légitime » au détriment des autres, partons du principe qu’un jeu vidéo peut être une œuvre d’art à part entière. Plus encore : le jeu vidéo intègre à la fois des éléments d’art visuel, musical, d’écriture, de cinéma et, ce qu’aucun autre art n’a réussi à faire avant lui, la participation active, entière et totale du spectateur – du joueur. En un mot : le jeu vidéo serait un art total.
Vivre l’expérience de la psychose
Hellblade avoue son but dès le départ, avant même l’écran d’accueil du jeu : il se propose de nous faire vivre l’expérience de la psychose. Il s’inscrit ainsi, non comme un divertissement ou un moment plaisant, comme on s’y attend lorsque l’on joue à un jeu vidéo, mais comme une expérience à la fois dérangeante et proche du réel. Tous les aspects de l’art complexe qu’est le jeu vidéo seront mis au service de ce but, que ce soit au niveau du scénario, de la réalisation ou du gameplay.
Le studio a travaillé en amont avec des psychologues, psychiatres et autres spécialistes pour comprendre au mieux l’état psychotique et en a tiré ses éléments de gameplay. Outre qu’on est guidé ou menacé par les voix qui assaillent Senua, le jeu fonctionne sur trois phases distinctes qui s’alternent : une phase d’exploration, une phase d’énigme et une phase de combat. La phase d’énigme est basée sur l’un des éléments de la schizophrénie (ou de la paranoïa ?) : la volonté obsessive de dégager des formes cohérentes de l’univers qui nous entoure : on cherchera donc des runes nordiques dans les formes qui se dégagent de la nature qui nous entoure, et cette capacité à se concentrer obsessionnellement sur un élément fait partie du gameplay et nous permettra de progresser. Elle joue également un rôle dans les phases de combat où les monstres s’effacent parfois dans les ténèbres et nous frappent sans qu’on puisse les frapper en retour et où la concentration permet de les faire repasser dans notre monde. Cette particularité des monstres montre également qu’ils font partie de l’enfer intérieur de Senua : c’est elle qui donne une réalité à ses peurs et à ses obsessions pour les combattre, sans cela elle se laisse submerger par elles.
Le joueur n’incarne pas vraiment Senua mais l’une de ses « voix ». Elle nous regarde et peut s’adresser à nous directement. Nous jouons alors le rôle d’un de ses guides, sans avoir l’impression de l’incarner réellement, ce qui ne nous empêche pas d’entrer très rapidement en empathie avec elle. Un des éléments qui nous permet de nous sentir particulièrement concernés est le système de mort : Hellblade va à contre-courant des jeux de ses 20 dernières années en utilisant un système de mort réellement punitif à l’aide de la « pourriture » qui monte sur son bras à chaque mort : si l’on échoue trop souvent et qu’elle atteint la tête, notre sauvegarde est supprimée définitivement. Si ce système de mort fait débat, il accentue la cohérence du gameplay : sa quête, sa tentative, c’est de retrouver son « unité », plus elle échoue et plus son état s’aggrave jusqu’à ce que les dommages sur son état mental ne deviennent irréversibles. La mort permanente est donc cohérente au niveau du gameplay. Elle nous force à tout faire pour aider Senua à s’en sortir, voir même à arrêter le jeu pour souffler quand la pression devient réellement trop forte – certaines phases de jeu étant réellement très angoissantes.
Les différents lieux où on évolue sont également basés sur les différentes peurs : le feu, le noir… et justifiés par le scénario qui nous accompagne et par les nombreuses cinématiques qui nous permettent, petit à petit, de comprendre les traumatismes de Senua.
Le son : élément de gameplay et partie intégrante de l’expérience
Le gameplay d’Hellblade se base particulièrement sur le son. Il est presque obligatoire de jouer avec un casque car le jeu utilise le 3D binaural (le passage du son d’une oreille à l’autre) notamment pour renforcer les voix qui nous parlent, qui viennent d’un côté, de l’autre, de l’arrière. Certaines voix sont plus amicales ou plus menaçantes, mais fournissent des indications précieuses : elles nous avertiront de la présence d’ennemis dans notre dos, donneront des indications sur notre état de santé. Mais les voix ne sont pas seules à nous aider et certains sons nous indiqueront qu’on se rapproche d’un objectif, que ce soit des indications sonores très minimales ou une musique particulière, toujours raccrochées à la fois au gameplay et au scénario.
La musique, quant à elle, est presque absente du jeu, excepté lors de certaines cinématiques et certains moments clé. Elle laisse la place au silence et aux voix et renforce le sentiment d’oppression et de solitude que l’on peut ressentir en parcourant le jeu. Lorsque la musique apparaît, c’est qu’elle est justifiée par le scénario et notre progression dans l’histoire. Pour ma part, je n’avais jamais été émue aux larmes par une seule musique dans d’autres jeux-vidéo, mais Hellblade a réussi l’exploit de me faire pleurer deux fois grâce à sa musique. A un instant particulier vers la fin du jeu, elle accompagne un combat et le sublime tellement que je dois avouer que j’aurais coupé le jeu sous la pression si cette musique n’avait pas été là pour me soutenir.
Une prouesse technique et artistique
Hellblade : Senua’s sacrifice attire l’œil par les capacités techniques qu’il met en avant, mobilisant la plupart des avancées technologiques de ces dernières années. La direction artistique a fait le choix du photo-réalisme notamment pour les paysages mais aussi pour l’héroïne, criante de réalité jusque dans ses micro expressions : incarnée par Melina Juergens, Senua a été réalisée entièrement en motion-capture tandis que les autres personnages sont directement filmés et intégrés au décor. Pour ne pas gâcher l’expérience visuelle de ce jeu, l’équipe a fait le choix de ne pas rajouter d’ATH, un choix qui a de plus l’avantage de renforcer l’impression du joueur d’être seul et perdu dans un monde qu’il ne comprend pas.
Mais le visuel n’est pas là uniquement pour « faire joli » et sert également le propos de l’histoire : ainsi, une partie du gameplay consistera à rechercher dans le décor les runes qui permettront d’ouvrir des portes. Les jeux d’ombre et de lumière, particulièrement travaillés, renforceront les éléments angoissants du scénario et on pourra par exemple souligner un passage d’une dizaine de minutes dans un noir quasi-total, où l’on est obligés de se laisser guider uniquement par les sons et ce que l’on devine de notre environnement.
Toutes les émotions ressenties en parcourant Hellblade : Senua’s Sacrifice, des émotions bien plus puissantes que pour certains livres ou certains films, me font dire qu’il est temps d’accepter le jeu vidéo comme un art à part entière, avec ses imperfections certes, certains jeux privilégiant la rentabilité à la beauté artistique ou au message, mais, soyons honnêtes, n’est-ce pas déjà le cas de tous les arts ?