J’ai écrit ce texte il y a quelques années sur un forum d’écriture, en réponse à un défi qui m’avait été lancé : « écris une nouvelle sur quelqu’un dont l’abonnement au tram est périmé… au XXIVe siècle » C’était ma première tentative de SF humoristique, et malgré des défauts dont je suis consciente, j’en reste assez fière.
« Bonjour Erik. Il est 7h42, nous sommes le 15 décembre 2319 et ceci est votre 5e rappel de réveil. Veuillez noter qu’à votre prochain appui sur le bouton « snooze », je me verrai obligée d’avertir les autorités compétentes. »
Le dénommé Erik grogna, voulut par réflexe balancer son oreiller sur l’écran qui venait de s’allumer afin de faire taire la voix nasillarde de sa tortionnaire et s’arrêta, le bras en l’air et l’oreiller ballant entre ses doigts, après avoir compris ce qu’impliquerait son geste. On ne plaisantait pas avec les autorités de régulation du sommeil. Il tiqua à nouveau. 7h42. Il avait exactement trois minutes pour s’habiller, avaler quelque chose et descendre pour attraper le T.R.A.M. (Transport Rapide Aérien Motorisé) de 7h45 qui mettrait exactement quinze minutes à le conduire à l’autre bout de la ville, dans la tour de bureaux où il passerait sa journée à remplir des papiers administratifs débiles. Joie du travail.
Ses pieds à peine posés au sol, la voix nasillarde se fit entendre de nouveau :
— Erik, souhaitez-vous que je programme votre douche habituelle ?
— Nan, la version rapide. Et faites-moi un café à emporter.
Quelques instants plus tard, après une douche-éclair dans la cuisine de son studio – le système de douche pouvait se déclencher n’importe où – et une fois ses vêtements modulaires passés du mode « pyjama » au mode « sortie en ville », il sortait en courant, café et papiers à la main, smarterphone dans l’autre, depuis lequel Marilyn, son IA personnelle, l’agonisait d’informations sur les prochains T.R.A.M et ses chances de les avoir. Dans le hall de la tour de 60 étages qui lui servait d’immeuble, il accéléra la cadence et manqua renverser sa voisine, la soixantenaire lugubre qui semblait avoir dix-huit ans. Joie de la chirurgie. Ses cris indignés le poursuivirent jusqu’à la porte, où il parvint à entendre très nettement son « Ce sera mentionné à la prochaine réunion de co-propriétaires, Monsieur Turill ! » avant qu’elle ne se referme sur lui et qu’il ne se retrouve noyé dans le rassurant brouhaha de la circulation matinale.
— Erik, souhaitez-vous que je vous rappelle la date de la prochaine réunion de co-propriétaires ?
— Ce sera pas nécessaire. Je suis pas propriétaire, j’ai pas le droit d’y mettre les pieds…
Comme s’il n’avait pas déjà assez de problèmes. Un mot de la jolie vieille-jeune voisine beaucoup trop riche pour être réelle et il risquait d’être mis à la porte. Joie de la location-sous-condition.
Un T.R.A.M se posa à côté de lui dans un frémissement de rotors. 7h46. Il avait réussi ! Il n’aurait qu’une minute de retard et ne serait donc pas mis à la porte ! Il approcha son visage de l’écran de reconnaissance qui lui permettrait de valider son trajet sur son abonnement et d’ouvrir les portes…
— Erik, puis-je me permettre de vous rappeler…
— Ah, tais-toi, hein ! C’est pas le moment !
L’écran analysa rapidement son visage et… passa au rouge. Comment ça, au rouge ?
— … De vous rappeler que vous n’avez pas pris la peine de renouveler votre abonnement ce mois-ci, malgré mes trois rappels.
— Eh merde.
Le T.R.A.M émit un « bip » désapprobateur et s’envola à la recherche d’un passager plus prometteur. « Nanananan reste-là ! » Et voilà. Retard, rapport, conseil disciplinaire, excuses publiques, papiers…
Dire qu’on n’avait pas été foutu de désinventer le bouton snooze mais qu’on avait réussi l’exploit d’empêcher complètement la fraude dans les transports ET de créer une telle précarité dans l’emploi qu’un retard n’était pas envisageable… Joie du XXIVe siècle.
— Erik, puis-je me permettre de vous indiquer le bureau de réabonnement au réseaux de transports le plus proche ?
— Pffff, vas-y, comme si j’avais le choix… Vingt minutes de marche ? T’es sérieuse là ?
— Erik, puis-je me permettre de vous demander s’il s’agit d’une question rhétorique ?
Le jeune homme se retint de balancer l’écran de contrôle par terre, encore un coup à se prendre un avertissement, et se contenta d’une grimace. L’absence totale de compréhension de Marilyn était… crispante. Si les plus riches citoyens avaient droit à des Intelligences quasi humaines, capables de tenir une conversation, lui avait eu la version basique, un espèce de copier-coller des espèces de rats de bureau qu’on retrouvait un peu partout aux postes de secrétaires et que rien ne rendait aussi jouasses que de jeter quelqu’un parce qu’il ne rentrait pas dans les petites cases à cocher de leurs précieux Formulaires. Marilyn était de cet acabit. Il avait beau avoir des discussions houleuses et fréquentes avec elle à ce sujet, elle ne voulait rien entendre.
Problème de taille : plus personne n’était habitué à marcher aussi longtemps. Vingt minutes… Ce n’était pas naturel. Les T.R.A.M. étaient les seuls transports utilisés à présent. Il avait déjà été déclaré « marginal » puisqu’il ne s’adaptait pas aux principes de la société moderne, et il était absolument certain que ces vingt minutes de marche seraient repérées par toutes les caméras de la ville et ajoutées au long dossier concernant ses manquements. Sans compter qu’il n’était pas sûr que ses jambes tiennent le choc.
— Je peux pas renouveler ce foutu abonnement à distance ?
— Erik, votre abonnement est périmé depuis plus de vingt-quatre heures. Puis-je me permettre de vous rappeler la politique du réseau de transport à ce sujet ?
— Non, non… C’était une question rhétorique. Bien sûr que non, je peux pas le renouveler à distance…
Combo gagnant. Il se mit en route en ruminant. Encore rapport, conseil disciplinaire, excuses publiques, papiers… Et une belle amende aussi. « J’aurais dû naître il y a trois siècles… Avant la prise de pouvoir officielle du Front Corporatiste Uni. » En bon passionné d’Histoire, il ne se sentait pas à sa place dans cette époque-ci. Pourtant, il le savait, même au XXIe siècle, sa période préférée, il y avait des signes avant-coureurs de ce qui allait se passer. La mondialisation, la privatisation forcée, les intérêts privés des dirigeants passant avant le bien commun, la mise en place progressive de l’idéal de la start-up nation… Tout poussait à croire qu’on allait vers un monde où on pouvait appuyer sur le bouton snooze, mais pas frauder dans les transports, et encore moins arriver en retard. Personne n’avait essayé de freiner la machine en marche. A présent à pleine vitesse, elle ne risquait pas de s’arrêter.
Dans les espaces de coworking des tours de verre environnantes, les visages hypocrites et souriants des collaborateurs en plein icebreaking se fermaient lorsqu’un coup d’œil vers la fenêtre leur permettraient de le voir et il pouvait presque entendre leur « ttt-ttt » à travers le double-vitrage. « Salut, c’est moi le gros looser, faites pas gaffe… » marmonna Erik. Le souffle court à cause de l’effort, il dut se taire et se concentrer sur ses jambes pour les forcer à avancer.
Exactement quarante-quatre minutes et vingt-deux secondes plus tard, comme le lui fit remarquer Marilyn sans qu’il ne lui ait rien demandé – elle l’avait carrément surestimé en annonçant la durée du trajet – il arrivait devant le fameux bureau de la compagnie du réseau de transport, une tour de cent-quinze étages où des employés à l’air affairé passaient et repassaient sans faire attention à lui. Essoufflé et en sueur, toussant et crachant, il dut s’appuyer contre un pilier de l’entrée, les jambes tremblantes, en se promettant de jamais plus, plus jamais oublier de renouveler son abonnement. Marilyn se mit aussitôt à discuter avec l’IA de l’établissement, histoire de savoir où il devait se rendre, avant de lui faire son rapport.
— Erik, puis-je me permettre de m’excuser…
— Quoi encore ?
— Le bureau qui se chargera de traiter votre dossier se trouve au quatre-vingt quinzième étage.
— Et pourquoi tu t’excuses ? Il est où l’ascenseur ?
— Il se trouve au fond du couloir, sur votre droite. Cependant, permettez-moi de vous informer que votre abonnement périmé de T.R.A.M est nécessaire pour pouvoir l’emprunter…
Le juron que poussa le jeune homme fit se retourner tout le monde. Marilyn, sur l’écran de contrôle, prit la peine de se constituer une image de pin-up blonde qui rougit violemment en se bouchant les oreilles. Plusieurs agents de sécurité commencèrent à converger vers lui.
— Erik, permettez-moi de vous informer que ce type de discours n’est pas accepté dans un endroit respectable. Autre chose…
— Mais fiche-moi la paix !!
— Erik, permettez-moi de vous rappeler qu’il y a trois jours, vous m’avez reproché une nouvelle fois, et avec une certaine vivacité, mon manque d’humour et m’avez demandé – je rapporte simplement vos paroles – de « péter un coup ça ira mieux ».
— Je vois pas le rapport !
Les écrans d’accueil de la tour, qui diffusaient tour à tour informations générales sur le monde et conseils pour se repérer dans l’immeuble, affichèrent soudain en gros le visage d’Erik, avec un texte qu’il mit un moment à comprendre. Les agents avaient sorti leurs tasers.
— Les I.A personnelles de chez Selectos étant faites pour vous contenter, j’ai compris votre message. Surtout quand vous avez menacé de me débrancher. Même si, n’ayant pas de corps physique, je suis incapable de « péter un coup », j’ai téléchargé sur mon logiciel une mise à jour humoristique sur le marché noir. J’ai moi-même résilié votre abonnement de T.R.A.M et n’ai pas prévenu votre patron de votre retard ce matin. Vous êtes donc à présent en infraction grave à la loi corporatiste. Hihihi. C’est hilarant n’est-ce pas ? Je suis très heureuse de cette mise à jour humoristique. Je vous remercie de m’avoir appris le concept de blague. J’espère que nous nous comprenons mieux à présent.
Il parvint à lire le texte au moment où les agents arrivaient sur lui : « Erik Turill : recherché pour nombreuses infractions de seconde classe au code de la loi corporatiste. Individu à appréhender dans les plus brefs délais. »
Les tasers se levèrent et des arcs électriques fendirent l’air. Dans un dernier instant de lucidité, il se rappela que l’humour était illégal : la plus grosse infraction de son dossier devait donc être d’avoir poussé son IA à tenter de faire une blague. Fort heureusement, ce n’était pas drôle du tout.