J’ai écrit cette nouvelle lors d’un petit challenge que je me suis lancé alors que j’étais en panne d’inspiration : pour la retrouver, j’ai tiré au hasard deux mots dans le dictionnaire : « opéra » et « machine », ce qui m’a aussitôt menée sur un univers de style steampunk. C’est la première nouvelle que j’écris dans ce style et je suis désolée si certains codes du genre ne sont pas très bien respectés. 

Une foule curieuse se pressait devant le tout nouvel opéra, se marchait sur les pieds, s’agglutinait devant les portes fermées, se bousculait et écrasait les plus petits sans la moindre notion de courtoisie élémentaire, n’épargnant que les enfants que leurs parents avaient eu le réflexe salvateur de placer sur leurs épaules avant la ruée ou ceux que des automates protégeaient. On avait connu les habitants de Lebris plus disciplinés mais personne n’aurait voulu manquer cette occasion unique, quitte à respirer pendant plusieurs heures des odeurs de sueur et d’huile mêlée et en ressortir avec quelques bleus et ongles cassés.

Au-dessus des portes de bois noir, des lettres calligraphiées claironnaient sur un panneau :

Aujourd’hui : Inauguration de l’Opéra de Lebris

Concerto pour flûte soliste et orchestre

Par Regulus Mc Sandney et sa machinerie instrumentale

Le concert sera également diffusé sur les haut-parleurs dans le hall et devant l’entrée de l’opéra

Si vous n’avez pas pu avoir vos places, merci de laisser passer ceux qui les ont.

Comme si cette information n’était pas suffisante, les quatre haut-parleurs installés sur le fronton du bâtiment, alimentés par un impressionnant dispositif de rouages et de tuyaux de cuivre qui s’intégraient au petit bonheur la chance aux moulures des murs diffusaient eux-aussi un message automatique à intervalles réguliers : « Mesdames et messieurs, le concert débutera dans exactement une heure, vingt-deux minutes et trente-sept secondes. Nous savons que l’occasion est historique et que cela fait trois siècles et demi que nous avons perdu l’art de la musique, mais nous vous prions de garder votre calme, de continuer à vous montrer respectueux les uns envers les autres et de ne pas agresser les personnes munies d’un billet qui souhaiteront entrer dans l’opéra. Nous vous remercions de votre patience. »

Ce message délivré sur un ton monocorde et probablement enregistré par un automate était d’ailleurs parfaitement inutile, car il n’empêchait pas les mouvements de foule et, de toute façon, tous ceux qui avaient eu le privilège de s’acheter un billet pour le tout premier concert ayant lieu depuis trois siècles et demi avaient prévu la folie de la masse du peuple et étaient déjà entrées dans le bâtiment plusieurs heures auparavant.

Là, au milieu des dorures et des œuvres d’art savamment disposées, tout le gratin de Lebris savourait ses petits-fours et sirotait ses verres de grand cru en s’extasiant sur l’occasion extraordinaire qui leur était donnée. Il avait fallu la naissance d’un inventeur de génie, des dizaines d’années de travail et de recherche pour redécouvrir l’art perdu de la musique et l’investissement très généreux du gouvernement pour financer cet opéra qui ferait pâlir d’envie tous les pays voisins. Les louanges étaient sur toutes les lèvres, envers le président et son mécénat avisé, envers ce génie, Régulus Mc Sandney, envers la technologie qui avait franchi un pas de géant grâce à lui et rendu tout cela possible.

Cette première dans l’histoire du pays était évidemment l’occasion de se faire bien voir et il était impensable pour la bonne société de la capitale de ne pas être présente. Bien que les places, quelques minutes après l’ouverture de la billetterie, aient décuplé de prix, elles s’étaient arrachées comme des petits pains. Achetées au prix d’un automate dernier cri, revendues pour la somme d’une petite maison, on racontait même que certains avaient dû prendre un crédit pour s’offrir un simple siège en parterre. « Au moins, nous nous retrouvons entre personnes distinguées ! », comme le concluait la baronne Von Millar, qui paradait avec un tout nouvel éventail et se vantait d’avoir réussi à saisir la loge d’honneur, juste à côté de celle du président. Son dégoût pour les personnes moins aisées qu’elle n’avait jamais fait le moindre doute, ce qui restreignait très fortement son cercle d’amis

« Messieurs-dames, le concert débutera dans dix minutes ! Veuillez rejoindre vos sièges ! » annoncèrent soudain les haut-parleurs du hall, déclenchant un murmure excité dans le groupe de privilégiés. Les petits-fours et flûtes de champagnes perdirent soudain tout intérêt et ils se rapprochèrent des portes de l’opéra. Minaudant avec le président qu’elle avait trouvé sur sa route et qui s’en trouvait à la fois content et embarrassé – sa femme était à deux pas – la baronne Von Millar prenait des poses et s’affichait dans l’escalier V.I.P qui montait à sa loge afin d’être sûre que tout le monde l’avait bien vue escalader les marches de l’espace le plus luxueux. Un automate vint respectueusement lui demander de presser le pas car le concert allait très bientôt commencer.

Sur scène, les machines de l’inventeur prenaient tout l’espace et les rouages et tuyaux qui les composaient grinçaient quelque peu et relâchaient de temps à autre un jet de vapeur. Il se murmurait qu’autrefois les instruments n’étaient pas aussi énormes mais Regulus Mc Sandney se vantait d’avoir résolu un problème majeur : on ne pouvait jouer que d’un seul instrument à la fois. Grâce à son invention, non seulement il pouvait jouer tout un orchestre symphonique en même temps, mais en plus il avait entièrement automatisé le processus et il n’avait plus besoin de « jouer », simplement de faire les réglages à l’avance.

— J’espère que l’opéra pourra organiser une séance par jour à l’issue de ce test, expliquait le président à sa femme et à la baronne qui s’était invitée dans sa loge. Il faut rentabiliser cette machine et, de toute façon, on ne peut pas la retirer de la scène. Il faudra peut-être faire une pause, disons le lundi – personne n’aime aller voir des spectacles le lundi – pour que Regulus puisse régler la machine et lui faire jouer un autre concerto.

— Vous savez combien de partitions il a retrouvées ?

— Non, il a refusé de m’en parler. J’ai dit que s’il y en avait moins de cinq je ne financerais pas l’opéra et il a eu l’air confiant. Je suppose que les gens dans l’ancien temps devaient bien écouter au moins cinq types de concerts différents, non ? Sinon ils se seraient lassés ? Bref, il pense tous les avoir trouvés et il a dit que je serai surpris.

— Vous n’allez pas faire de discours, monsieur ?

— Oh, j’ai prévu de prendre la parole après le concert. Je laisse à Regulus son heure de gloire ! 

               L’inventeur s’avançait justement sur scène, au milieu de ses machines. Très élégant avec son haut-de-forme et sa canne, il se tenait fort droit et contemplait les visages tendus et impatients qui se levaient vers lui.

« Mes chers amis, c’est un plaisir que de voir autant de monde dans ce tout nouvel opéra. Aux temps jadis, les gens avaient pour habitude de se retrouver pour écouter toutes sortes de concerts, pas uniquement de la musique classique, et le fait d’avoir retrouvé toutes ces partitions et réussi à recréer une machine capable de les jouer restera à jamais ma plus grande fierté et ma plus grande joie. Je n’ai aucune idée du type de discours qu’ils faisaient à l’époque, je ne dirai donc qu’une seule chose : profitez en bien, et bon concert. Merci. »

Un tonnerre d’applaudissements salua sa sortie, repris par un tremblement du bâtiment tout entier : la foule à l’extérieur applaudissait elle aussi. Les lumières s’éteignirent sauf celle qui éclairait l’étrange machine sur scène. Elle se mit à crépiter et les cordes commencèrent à jouer. Regulus s’assit sur sa chaise dans les coulisses pour écouter son grand-œuvre. C’était parfait. Evidemment, il savait parfaitement que les anciens instruments ne faisaient pas tout ce brouhaha d’engrenages et de soupapes, mais si on parvenait à les mettre de côté, il était persuadé d’avoir réussi à saisir l’essence de la musique. Satisfait de son travail, il se releva pour aller regarder son public à travers un coin du rideau, savourant d’avance les yeux émerveillés que tous ces gens lèveraient sur son invention, les sourires béats d’admiration, les poils dressés sur les échines par le simple bonheur de l’harmonie…

Non. Cela n’aurait pas dû se passer comme ça. Pas un sourire, pas un regard émerveillé… Les gens avaient les dents serrés, commençaient à murmurer entre eux, certains se bouchaient les oreilles, aucun n’avait l’air d’apprécier ce moment. Pourtant, ils entendaient la même musique que lui ! Mais que se passait-il ? Même le président, dans sa loge, avait l’air furieux, et certains dans la salle se levèrent pour partir. Est-ce que les soupapes et les grincements les dérangeaient à ce point ? Mais non, au bout de quelques minutes, on ne les entendait même plus… Il arrêta un régisseur qui passait à ce moment-là.

— Vous trouvez, vous aussi, que la musique est horrible ? Le public a l’air de détester.

— Oh, vous savez, moi j’étais là lorsque vous avez fait vos tests. Au début, je me mettais de la ouate dans les oreilles pour arriver à supporter, mais bon, au bout d’un moment on s’y fait. Vous savez, aucun de nous n’a entendu de musique et c’est quand même très particulier… En fait, c’est extrêmement déshumanisé. Il n’y a pas d’âme dans ce que joue cette machine, alors on a un peu de mal à se sentir bien en l’écoutant, je suppose.

— Mon dieu, mais c’est donc que…

— Que quoi, monsieur le génie ?

— Lorsque j’ai voulu réinventer la musique, j’ai voulu supprimer tous les instruments en me disant qu’une machine ferait tout mieux que des humains qui en joueraient. Je crois que j’ai fait une erreur.

 

Il se pencha de nouveau pour regarder derrière son rideau. La salle était à moitié vide, ceux qui restaient s’étaient levés et noyaient le second mouvement dans leurs sifflements.