J’ai écrit cette nouvelle dans le cadre d’un appel à textes dont le thème était « obsolescence ». Elle n’a pas été sélectionnée mais j’ai toujours beaucoup d’affection pour elle et je trouve qu’elle est particulièrement d’actualité, avec l’avènement des IAs et notamment de Chat GPT (je précise d’ailleurs que je l’ai écrite avant la mode de Chat GPT et son ouverture au public).
Installé dans un confortable fauteuil de cuir, ses implants oculaires réglés sur l’interface maximale de réalité augmentée, Arthur faisait face à l’inévitable défilé de mails et de spams en tous genres qui marquaient ses débuts de matinée. Le flot ininterrompu de messages écrits et oraux lui masquait autant le lever de soleil, à travers la fenêtre qui lui faisait face, que les battements de son propre coeur qui s’accélérait alors qu’il faisait défiler les messages, à la recherche de ceux qui lui importaient.
Derrière lui, la grande étagère noire qu’il avait achetée au début de sa carrière d’écrivain afin de pouvoir y ranger ses victoires restait presque vide. Cinq livres posés sur l’une des planches, étalaient en petit sur leur tranche le nom de leur auteur, Arthur Montet, attestant d’une réussite correcte, mais relative au vu de la taille de l’étagère. Appuyés les uns contre les autres pour éviter de tomber, ils faisaient l’effet d’un groupe de pingouins se serrant pour se tenir chaud. Utiliser un serre livres aurait été un aveu d’échec. Le sixième, un paquet de feuilles même pas agrafées, était posé à côté. C’était sur lui qu’il concentrait tous ses espoirs, depuis plus d’un an… Sans succès.
Les spams éliminés le lui confirmèrent une fois de plus : trois mails de maisons d’édition, ce jour-là, tous pour lui indiquer que malgré toutes ses qualités, le manuscrit ne correspondait pas à la politique éditoriale de la maison… Il connaissait la chanson. Ils étaient tous formulés de la même manière. Arthur supprima les trois mails d’un clignement sec des yeux, essayant de se rappeler s’il s’était déjà senti aussi humilié par des refus au début de sa carrière. Peut-être qu’il avait trop d’attentes depuis qu’il avait traversé le plafond de béton qui séparait les auteurs débutants de la publication de leur premier manuscrit.
Un mouvement du regard lui permit de consulter la page de couverture du journal du jour, qu’il lisait plus par habitude que par véritable intérêt : XF-23743 faisait un carton avec sa nouvelle exposition. Les IA avaient fait leur entrée fracassante dans le monde de l’art, éclipsant toute création humaine. Pour l’instant, l’écriture était restée à l’abri, mais pour combien de temps encore ? En son for intérieur, il se demanda s’il n’y avait pas un lien de cause à effet entre les formes de vie technologiques qui prenaient la place des humains partout et son propre échec à faire éditer son sixième livre.
Comme en réponse à ses interrogations, un signal lumineux, dans le coin supérieur droit de son champ de vision, lui indiqua qu’il venait de recevoir un nouveau mail. Il hésita, se demandant combien de refus son ego pourrait encore encaisser avant de se désagréger totalement, mais
finit par jeter un coup d’oeil à l’en-tête du mail, et le nom de l’expéditeur lui sauta au visage. Daniel Barre, de la maison d’édition Coup de tonnerre. Trois des cinq livres péniblement posés sur son étagère en affichaient le C barré d’un éclair. Il attendait leur réponse depuis des mois. Fébrile, il ouvrit le mail sans réfléchir pour se heurter à la voix cassante de Daniel Barre, enregistrée pour donner un peu plus de personnalité à son mail :
« Cher Mr. Montet,
Nous vous remercions de l’attention que vous portez à la maison d’édition Coup de tonnerre. En dépit de la qualité de votre ouvrage, nous craignons de ne pas pouvoir donner suite à… »
D’un clignement d’oeil si fébrile qu’il dut s’y reprendre à deux fois, Arthur fit basculer le message odieux dans sa corbeille. C’était comme ça qu’on le jetait, après trois livres publiés par la maison ? Un mail tout juste bon à décourager les novices, comme s’ils n’avaient même pas pris la peine de le lire ? L’écrivain se prit à regretter que l’informatique ait évolué au point de remplacer les vieux ordinateurs et smartphones par des implants oculaires. Au moins, autrefois, quand on se mettait vraiment en colère, on pouvait jeter l’écran par terre, fracasser son téléphone contre le mur et se sentir soulagé pendant quelques secondes à l’idée d’avoir transféré sa souffrance sur l’innocent outil, jusqu’à se rappeler qu’il faudrait en racheter un et se sentir encore plus mal. Il n’avait même pas droit à cet exutoire : il aurait eu l’air stupide, à essayer de s’arracher les yeux.
En revanche, un coup d’oeil dans ses contacts lui apprit qu’il disposait toujours du numéro personnel de Daniel Barre. Énervé comme il l’était, il ne réfléchit même pas avant de se décider à le faire sonner. Habitué à ne pas recevoir de réponse à ses appels, il sursauta quand l’image de l’éditeur assis à son bureau se superposa à son champ de vision et sa colère en fut atténuée. La timidité reprit le dessus, ce qui le fit balbutier quelque peu lorsqu’il s’aperçut qu’il était censé parler. Daniel l’y aida un peu :
— Arthur ! Quel plaisir de vous parler ! Que puis-je faire pour vous ?
— C’est à dire que… Euh, j’ai vu votre mail à l’instant et…
— Ah, le mail automatique ? Je suis navré, ce n’est pas une façon correcte de traiter un auteur de votre niveau, mais que voulez-vous… C’est l’habitude ! Le message est parti avant que je me dise que vous méritiez un peu plus d’explications.
— C’est surtout que je ne comprends pas votre refus, parvint à expliquer Arthur. Il y a quelques mois, quand nous avons fini la tournée de promotion de L’ombre rouge, vous m’aviez dit
attendre avec impatience le suivant. Je vous l’envoie, je le sais objectivement meilleur que les précédents, mais vous m’envoyez quand même sur les roses. J’aimerais comprendre.
— C’est à dire que… Eh bien… Nous sommes surchargés de travail pour les dix prochaines années. Au moins. On a plus le temps de prendre des auteurs… Comment dire… Qui publient une fois l’an ou une fois tous les deux ans.
Arthur dévisagea l’éditeur pour tenter de déterminer s’il se moquait de lui mais le visage de Daniel n’exprimait que la compassion et le plus grand sérieux.
Les yeux de l’écrivain furent malgré eux attirés par le journal laissé en arrière-plan dans un coin de son champ de vision et par l’image de couverture qui montrait l’une des réalisations de XF-23743.
— Donc en six mois, vous avez recruté tant d’auteurs que vous n’avez plus de place pour un de vos anciens ? Ne me prenez pas pour un idiot, s’il vous plaît, monsieur Barre. Vous l’avez lu, au moins, ce livre ?
— Arthur, je… Bon, très bien, je suppose que vous avez compris ce qu’il se passe. C’est vrai, nous avons développé une IA écrivain. Elle est capable de nous écrire une dizaine de chefs d’oeuvre par an, sans les fluctuations en qualité et les problèmes juridiques liés aux écrivains humains. Vous savez que c’est dans l’air du temps, ce n’est pas nouveau.
— Non… Non c’est vrai, je suppose que cela ne devrait pas me surprendre.
Il avait du mal à respirer. Jusqu’à quand avait-il cru pouvoir passer entre les mailles du filet ? Jusqu’il y a peu, seuls les cadres supérieurs et les artistes échappaient encore à l’intrusion des IAs dans tous les aspects de leur vie professionnelle. Lorsque les plasticiens, puis les musiciens, s’étaient vus remplacés, il aurait dû imaginer ce qu’il allait arriver, mais il continuait à ne pas vouloir y croire.
— Mais mon livre est vraiment bon…
— Je n’en doute pas, Arthur, mais ce n’est plus l’optique de notre maison d’édition. Ni d’aucune autre, si j’en crois mes informations. Les écrivains humains, c’est fini…
Arthur était loin d’être prompt à la violence. Plutôt timide et effacé, il était du genre à s’excuser quand quelqu’un lui passait devant dans une file d’attente. Mais cette fois, il explosa, et la bouteille en verre qui traversa la tête de l’image de son interlocuteur, aussi. L’éditeur le
contempla, stupéfait, incapable de voir l’objet s’écraser contre sa fenêtre en répandant au sol son contenu (du jus de pêche, sucré et collant).
— Je suis navré. Que pourrais-je faire pour vous aider à traverser cette épreuve ? demanda poliment Daniel, sans paraître se formaliser de l’accès de colère de son écrivain.
— Rien, j’en ai peur. Si. Non. Enfin je ne sais pas. J’aimerais lire le livre de votre IA, ce soi-disant chef d’oeuvre, histoire de savoir à quoi je fais face.
— Aucun problème, Arthur, répondit l’éditeur, soudainement très accommodant. Il devait être soulagé de voir l’accès de colère de son gentil petit écrivain être remplacé par son habituelle placidité. Je vous l’envoie tout de suite, avec un formulaire standard de confidentialité à remplir. Vous comprenez, l’annonce de la publication n’est pas encore faite et le livre ne sortira pas avant encore un mois ou deux. On aimerait éviter de plomber notre effet de com…
— Je… comprends. J’attendrai votre envoi.
Il n’avait fallu qu’une dizaine de minutes à la maison d’édition pour lui faire livrer l’ouvrage, à l’aide d’un drone et contre la promesse écrite de confidentialité. Depuis, il lisait, installé dans son salon. Le soleil se couchait et il lisait encore, avec acharnement, les mains tremblantes, l’oeil droit déformé par un tic nerveux. C’est ainsi que le retrouva sa soeur, avec qui il vivait pour des raisons économiques. Dépité, il achevait la dernière page et releva vers elle les yeux d’un homme dépecé vivant.
— Je suis fini. On est tous finis.
Il se leva, fourra le livre entre les bras de sa soeur qui, décontenancée, le regarda grimper les marches quatre à quatre pour s’enfermer dans son bureau. Inquiète, elle passa trois jours à frapper régulièrement à sa porte, sans aucune réponse de sa part. Seuls les murmures qui franchissaient la porte lui apprirent qu’il était toujours en vie, simplement en pleine réflexion. Elle avait l’habitude, elle n’en prit pas ombrage.
Après trois jours, la porte s’ouvrit et Arthur quitta son bureau d’un pas décidé. Le visage fermé, il passa devant sa soeur sans un mot, attrapa son manteau et son écharpe et sortit. Dehors, l’air frais et vif du mois de janvier bourdonnait au rythme des drones de livraison qui parcouraient le ciel. Les rues étaient presque vides : les humains qui en avaient les moyens préféraient se déplacer avec leur propre transport, ceux qui – comme Arthur – n’avaient pas de robots ou d’IA personnels et donc pas de rente en dehors du revenu de base fourni par l’état, n’avaient de toute façon aucune raison de sortir de chez eux. L’écrivain avait l’oeil pour repérer les rares passants
et imaginer les raisons qui pouvaient les pousser à mettre les pieds dehors. Il s’amusait fréquemment à ce petit jeu, autrefois, et il était plutôt doué. Cet homme, les mains dans les poches, qui trainait les pieds, il s’ennuyait, tout simplement. Cette femme qui jetait des regards fréquents autour d’elle tout en marchant d’un pas pressé : elle avait un plan pour un travail au noir. Cette jeune fille qui flânait devant les devantures des rares magasins physiques sans paraître voir leur contenu, l’air énervée : elle s’était disputée avec ses parents et cherchait une excuse pour ne pas rentrer tout de suite chez elle.
Mais à présent, cet exercice ne l’amusait plus. L’IA de la maison d’édition avait détruit l’un des derniers emplois qui restaient encore aux mains des êtres humains, et bientôt il ferait comme eux. Il errerait dans les rues, à la recherche d’un complément de revenu ou simplement d’une activité à faire. Lorsqu’on n’avait pas les moyens de faire travailler un robot à sa place et donc de se payer des activités et services stimulants, les journées se résumaient à occuper son temps libre du mieux que l’on pouvait, du lever au coucher. C’était déprimant. Fort heureusement, sa destination se profilait au tournant d’une rue : un grand bâtiment en verre sur lequel s’étalait le nom « Editions le coup de tonnerre ». La porte s’ouvrit automatiquement à son approche, le privant de la satisfaction de l’ouvrir d’un coup d’épaule décidé. Au bureau dédié à l’accueil, une jolie femme rousse releva les yeux à son entrée. D’un simple coup d’oeil, Arthur comprit qu’il s’agissait d’une IA hôtesse. Très bien faite, aux réactions très proches d’un être humain, mais encore trop automatisées.
— Monsieur, quel plaisir de vous recevoir à la maison d’édition Coup de Tonnerre. Avez-vous rendez-vous ? Comment puis-je vous aider ?
Arthur posa directement l’ouvrage rédigé par l’IA écrivain sous le nez de la secrétaire.
— Je veux la rencontrer.
— Je suis désolée, je ne comprends pas votre question.
— L’IA qui a écrit ce bouquin. Je veux la rencontrer.
— Aucun souci, monsieur. Puis-je avoir votre nom ?
— Arthur Montet.
— Je suis navrée, monsieur, vous n’avez pas rendez-vous avec elle.
— Je passe à l’improviste, elle ne doit pas être si occupée que ça, si elle est capable d’écrire dix romans par an.
— Je suis navrée, monsieur, vous n’avez pas rendez-vous avec elle.
— Ok, donc vous êtes incapables de me dire autre chose, c’est ça ? Dans ce cas, puis-je prendre rendez-vous avec elle ?
— Non, c’est proscrit, je le crains.
— Puis-je voir Daniel Barre, alors ?
— Je n’ai pas accès à son agenda…
Elle serait inutile. Il cherchait déjà le contact de l’éditeur dans l’interface de son implant oculaire quand Daniel Barre en personne passa la porte. Il eut l’air surpris de le voir là.
— Arthur ? Je ne m’attendais pas à vous voir, depuis la dernière fois. Comment vous portez-vous ?
— Votre secrétaire-robote, là, refuse de me présenter l’IA écrivain.
— C’est parfaitement logique, malheureusement. Je vous l’ai dit, pour l’instant, le fait que nous recourrions à ses services reste confidentiel. Je vous ai laissé lire son manuscrit, n’est-ce pas suffisant pour vous ?
— Je veux la rencontrer, répéta Arthur, buté.
— Allons, Arthur, il faut lâcher prise maintenant. Voyez le bon côté des choses, vous avez déjà pu travailler bien plus longtemps que la majorité des autres personnes, et dans un domaine qui vous plaît, en plus.
— Arrêtez de me prendre de haut, Daniel. J’ai besoin de tourner la page, c’est vrai. Tout ce que je vous demande, c’est de pouvoir discuter avec cette IA, d’égal à égal.
— D’égal à égal ? Et ben mon vieux, vous ne doutez de rien… Vous savez quoi, puisque vous êtes à ce point persuadé d’être capable de rivaliser avec elle, vous avez ma bénédiction pour la voir. Peut-être que ça vous fera dégonfler les chevilles, un peu…
Il suffit d’un ordre de sa part pour que l’IA de l’accueil se montre des plus accommodantes. Elle accompagna Arthur jusqu’à l’ascenseur, lui indiqua l’étage et le bureau et lui proposa même un café, qu’il refusa en déclarant qu’il ne souhaitait pas être dérangé.
Le coeur de l’écrivain s’accéléra brutalement au moment d’arriver devant la porte du bureau. Qu’était-il en train de faire ? Le comportement de Daniel Barre avec lui était éloquent : il voyait
Arthur comme un gentil. Un écrivain compétent, certes, mais sur le plan humain, clairement un inférieur. Devait-il continuer à suivre ce gentil chemin sans heurts ? Si c’était le cas, il n’avait plus qu’à faire demi-tour et accepter cet état de fait : il n’écrirait plus jamais. Cette idée lui était encore plus insupportable que d’aller contre sa nature.
Il poussa la porte.
La femme qui leva les yeux à son approche, confortablement installée dans un fauteuil, semblait parfaitement humaine. Pas de tics ou d’automatismes forcés, comme l’IA de l’accueil. Pas de peau un peu trop luisante ou un peu trop cireuse, ils avaient même pris soin de conférer à son visage une très légère asymétrie qui le rendait particulièrement vivant. Si on n’avait pas dit à Arthur qu’il s’agissait d’une IA, il ne l’aurait jamais deviné. Mais il était déjà allé trop loin pour faire machine arrière. Elle voulut s’adresser à lui mais il ne lui en laissa pas le temps : il se jeta sur elle, la main droite en avant, et planta dans son bras la seringue qu’il cachait dans sa poche tout le long. Elle cria de surprise et de peur et il lut sur son visage la reconnaissance subite et horrifiée de ce qu’il venait de faire.
Dans les prochaines heures, le virus se diffuserait dans son organisme et détruirait petit à petit toutes ses données, jusqu’à atteindre le coeur du système et l’éteindre. Cela prendrait plusieurs heures, mais elle serait détruite. Son regard désespéré croisa celui d’Arthur qui ne put faire autrement que d’y lire ce qu’il n’aurait jamais cru voir dans les yeux d’une IA. La compréhension et la compassion. Se détournant de ce regard si humain, il entreprit de verrouiller la porte et de baisser les volets de toutes les fenêtres : à présent, ils étaient seuls, détruits tous les deux. Personne n’interviendrait.
— Vous êtes Arthur Montet, déclara l’IA en cherchant de nouveau son regard. J’ai lu tous vos livres.
— Vous les avez lus ?
— Ça vous étonne qu’un autre écrivain cherche l’inspiration parmi ses pairs ?
— Ça m’étonne qu’une IA puisse faire autre chose que l’activité pour laquelle elle a été conçue.
— On ne peut pas écrire sans avoir vécu… J’espère que vous écrirez à nouveau.
— J’ai écrit. Un sixième livre, qui ne sera jamais édité, à cause de vous et des vôtres.
— D’où le virus ? Vous savez qu’en me détruisant, vous ne ferez rien d’autre que de laisser ma place à une autre IA, probablement conçue avec le même programme de base que moi ?
— Au moins j’aurais essayé… Mais vous, vous n’avez pas l’air d’être une IA…
— Pour écrire, il fallait que je comprenne. Il fallait que je sois humaine, ou presque.
Arthur comprit, soudainement.
— Vous êtes des leurres, vous, et les autres IA qui conçoivent de l’art ? On nous a fait croire pendant des années que les IAs ne faisaient que ce pour quoi elles avaient été conçues, mais ils sont passés à l’étape supérieure, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui nous sépare, vous et moi ?
— Seulement ma capacité à traiter les informations en ma possession à une vitesse que vous n’atteindrez jamais. Je suis désolée. Ils vous ont menti. Leur but, c’est la rentabilité, et la seule chose qui vous rend obsolètes, vous les humains, c’est que vous êtes moins rentables que nous.
Extérieurement, elle n’avait pas l’air affectée par le virus, mais elle marquait des pauses dans ses phrases, de plus en plus fréquentes, comme si elle souffrait.
— Je suis désolé pour le virus. Je n’en pouvais plus.
— Je comprends. Ça a déjà été un don formidable, de pouvoir vivre vraiment. Pourriez-vous me faire une faveur ? J’aimerais lire votre livre, avant de ne plus en avoir les capacités.
Arthur hésita puis acquiesça. Sa véritable personnalité prenait le dessus : il se sentait obligé de compatir, même en sachant que l’IA ne souffrait pas véritablement. Il n’avait pas apporté la version imprimée de son livre, mais il se connecta à l’interface publique de l’IA pour lui transférer la version numérique de son ouvrage. La jeune femme se concentra. Ses yeux se perdirent dans l’interface, fixant un point vide à côté du visage d’Arthur pendant qu’elle lisait. De son point de vue à lui, sans avoir accès à ce qu’elle faisait, cela donnait juste l’impression qu’elle était subitement devenue aveugle.
C’était une IA : elle était beaucoup plus rapide pour lire qu’un être humain. Elle resta silencieuse pendant cinq minutes, pas plus, avant de reprendre visiblement ses esprits et de se concentrer de nouveau sur Arthur. Une larme perlait au coin de son oeil droit, plus vraie que celle d’un humain.
— Il faut vraiment que vous parveniez à faire publier ce livre, Arthur. Les gens doivent pouvoir le lire.
— Vous avez aimé ?
Elle ne répondit pas, mais sa réaction lui laissa comprendre qu’elle avait fait plus qu’aimer. Elle avait compris son point de vue, elle avait pénétré dans son univers et tremblé avec ses personnages. Pendant ces cinq minutes, chaque fibre de son corps avait été en suspens, immergée dans ce qu’il lui avait donné à vivre.
— C’est la plus belle dernière expérience que je pouvais avoir à vivre.
Il se sentit craquer. Jamais il n’avait vu une telle réaction de la part d’un de ses lecteurs, et elle ne venait même pas d’un humain, mais d’une IA qu’il venait d’assassiner et qui avait lu son livre en cinq minutes. Il sentit soudain une attirance envers elle qui dépassait de loin celle qu’il avait pu ressentir pour qui que ce soit. Mais déjà, le visage de l’IA se figeait par intermittence et elle était atteinte de tics nerveux qui laissaient entendre qu’il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre. Avant que le noyau de son système d’exploitation soit atteint, se reprit-il, mais sans grande conviction. Elle était trop humaine pour ne pas mourir.
— Je ne peux plus annuler, gémit-il.
— Ne le faites pas.
— Mais vous ne méritez pas de mourir. Vous êtes humaine au même titre que moi…
— Ni l’humanité, ni les IA ne sont prêtes à l’accepter, mais ça me touche que vous l’admettiez. Un jour, la différence entre nous n’existera plus. Ce n’est qu’une question de temps. Lorsque ce sera le cas, nous pourrons construire de nouveau quelque chose entre humains biologiques et technologiques. Les humains seront réintégrés dans la société et nous pourrons… être… autre chose… que des ennemis.
Le visage de l’IA se figea et elle cessa de bouger. Arthur se rendit alors compte, à travers ses larmes, qu’on tambourinait à la porte et que des sirènes se faisaient entendre. Quoi qui l’attende à présent, il savait qu’il n’abandonnerait jamais. Son livre serait publié un jour ou l’autre, en l’honneur de cette femme, et un autre suivrait, puis un autre. L’humanité n’abandonnerait pas. Mais pour l’heure, il sortit les mains en l’air, prêt à payer le prix de sa rencontre avec l’humanité de demain.